Avons été réveillés
en pleine nuit par le bruit sourd d’explosions dans le lointain. On nous a dit
que c’était le général Mortier qui avait fait sauter le Kremlin. Vive
l’Empereur !
Pauvres
blessés dont les convois sont des cibles faciles pour les cosaques. Un
infirmier m’a raconté que des ordres avaient été donnés pour leur évacuation.
D’abord les officiers puis les sous-officiers. Et ensuite, la consigne est de
préférer les Français.
24 octobre
Il pleut toujours. Depuis que nous avons quitté l’ancienne
route de Kalouga, nous avons plus de peine à marcher mais nous marchons. Mais
beaucoup de voitures n’iront pas plus loin, les roues enfoncées dans le sable,
les essieux brisés, impossibles à tirer par des chevaux déjà épuisés…
Sacré nom de Dieu en avant ! Avec les soldats de Compans,
nous de la division Gérard avons chargé dans l’enfer d’une ville en flammes
nommée Maloyaroslavets. Une place déjà prise et perdue de multiples fois par
les hommes d’Eugène, et les Italiens de Pino – des blancs-becs - et de la Garde
royale. Mais nous avons réussi à placer des pièces en batterie en haut de la
colline. L’ennemi est bien plus nombreux que nous…Et pourtant il commence à
reculer…
25 octobre
Je voulais vous raconter
la fin de la bataille de Maloïaroslavets mais ce sera pour plus tard car ce
matin l’ennemi a failli ce matin s’emparer de Napoléon ! Il était sorti à
l’aube, à cheval, quand il s’est retrouvé au milieu de milliers de cosaques…Les
officiers qui l’accompagnaient ont dû sortir leur sabre pour le dégager. Et une
fois que l’Empereur a été tiré d’affaire, ceux qui étaient avec lui ont dit
qu’il avait ri de cette mésaventure…
Je
vois bien que vous attendez de connaître la fin de la bataille de Maloïaroslavets.
Les Russes ont fui, mais j’espère que quand cette victoire s’écrira dans les
livres d’histoire – quoiqu’avec un nom pareil c’est douteux – l’épouvantable
tableau que nous avons trouvé au matin ne sera pas oublié : des corps broyés
par les roues des canons puis brûlés par le feu mis par les Russes en évacuant
la ville… A moins que ce ne soit la conséquence des tirs de boulets. Toujours
est-il qu’ils ont fait retraite en abandonnant des milliers de cadavres et
vingt pièces de canon et qu’il est bien difficile de comprendre pourquoi ?
26 octobre
Puisque
nous sommes désormais l’arrière garde, nous avons regardé s’éloigner tous les
autres soldats. Puis nous avons tiré au canon et allumé une ligne de feux de
bivouac pour tromper l'ennemi. Nous ne sommes partis qu’ensuite…
Les
températures ont chuté et notre moral aussi : notre Corps, celui du maréchal
Davout, a été chargé de former l’arrière garde de la Grande Armée…
27
octobre
Même
si nous sommes partis bien après l’ensemble de la Grande Armée, nous avons
rejoint très vite les trainards, les civils et les femmes, Françaises et des
Russes, esclaves et volontaires… Il y a aussi ceux qui tiraient des charrettes
voire même des brouettes… Et ceux qui commençaient à jeter sur les bas-côtés
des tapis, des tapisseries, et des robes… Autant dire que question marche, nous
sommes très loin du pas accéléré et même du pas de route…
J’avais
gardé par devers moi le récit du sergent Bourgogne qui était de ceux qui ont
secouru l’Empereur le 25 octobre à l’aube. Il m’a raconté qu’un des officiers
s’était battu comme un beau diable avec les cosaques au point de perdre son
chapeau et son sabre, qu’il avait attrapé une de leurs lances, et qu’à ce
moment là, pris lui-même pour un cosaque dans cette mêlée, il avait été sabré
par un grenadier à cheval de la Garde. Là encore c’est vraiment trop bête. Mais
selon Bourgogne, ce courageux faux cosaque est toujours vivant.
28 octobre
Avons piétiné longtemps avant d’entrer à Vereïa, à dix
lieues de Maloïaroslavets. Cette fois, ce n’était pas la faute des civils mais
des voitures du prince Eugène…
Et nous sommes repartis, toujours aussi lentement, en essayant de faire
avancer la masse de traînards qui se trouvent devant nous et que Davout ne se
résout pas à abandonner… Comme les chiens de berger d’un immense troupeau… Le
maréchal lui-même mettant parfois pied à terre pour rétablir l’ordre…
29 octobre
Les Russes brûlaient tout devant nous quand nous marchions
vers Moscou. Maintenant c’est notre tour à nous de l’arrière-garde. Nous
incendions leurs villages et leurs châteaux aussi loin que possible de notre
route, à droite comme à gauche. Et nous brûlons toute la nourriture et les
fourrages que nous ne pouvons emporter, quand nous en trouvons… Il ne doit rien
rester pour l’ennemi.
Nous voilà arrivés à Borisov. Il commence à faire vraiment froid.
Ceux des nôtres qui nous précèdent ne nous ont rien laissé. Ils ont dévoré la
nourriture disponible et brûlé le reste sans penser à l’arrière-garde. Ceux qui
étaient près de lui nous ont dit la colère du maréchal Davout.
30 octobre
Cette nuit va être
un cauchemar : nous bivouaquons sur le champ de la grande bataille près de
Borodino. La puanteur est épouvantable. C’est celle de milliers de cadavres
d’hommes, Français et Russes, et de chevaux; tous mutilés et déchiquetés
peut-être par des corbeaux… Ils sont restés là où ils sont tombés il y a deux
mois…
Nous sommes à moins
d’une lieue de Mojaïsk. Mais il se raconte que là-bas, les employés des vivres
vendent la nourriture au lieu de la distribuer… Trouver de quoi manger commence
à devenir une obsession. Nous n’avions reçu que quatre jours de vivres en
quittant Moscou il y a dix jours.
31 octobre
Très
éprouvante cette marche à travers la plaine de Borodino. D’autant qu’il n’y a
pas que les cadavres. Il y a aussi les blessés que nous avons laissés il y a deux
mois dans le monastère de Kolotski. Ceux qui ne sont pas morts de faim se
traînent sur le bord de la route, ils nous supplient de les emmener avec nous…
Nous allons coucher ce soir à mi-chemin de Gjatsk. Avec nous
500 blessés français entassés tant bien que mal sur les voitures de notre
convoi. Nous ne pouvions pas les laisser mais nous avançons encore plus
lentement. Il se dit que nous sommes maintenant à deux jours de marche de
l’avant-garde…